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19/03/22, 07:29 pm

Code:: Vous êtes arrivée à destination, grésilla la voix étrangement pimpante du GPS. Les pneus en fin de vie crissèrent sur le sable et Rue Kessler stoppa enfin sa route, aussi éreintée que l'était sa bagnole de location, louée à l'aéroport de Norfolk, un état au-dessus. Elle se décolla précautionneusement du siège, comme si elle avait peur de s'arracher la peau, fondue dans le cuir collant et sale. Vous êtes arrivée à destination, répéta le GPS avec une insistance particulièrement désagréable. Rue considéra le boîtier d'un oeil mauvais. Cette connasse virtuelle ne manquait pas d'air. Cinq heures pour faire cent trente kilomètres ! D'un geste rageur, elle débrancha le câble USB et brancha sa cigarette électronique à la place. Lorsque le bip tourna au vert, elle tira une taffe bien méritée de Twist Lime Mist et baissa la vitre - à contrecoeur. Le GPS l'avait mené jusqu'au parking de la plage - enfin, ce que la municipalité appelait une plage, entre la marina et le Bunny's (elle ne pouvait pas croire que ce taudis opérait encore, surtout lorsqu'elle savait pertinemment que le propriétaire buvait le moindre bénéfice), sur Ballast Pier. On était loin d'Ocaroke Drive, à deux kilomètres au sud, et de ses étendues de sable blanc. Un vent étonnamment chaud lui battit le visage, l'odeur de l'océan la submergea. Au loin, elle entendit le bourdonnement d'un avion à hélices. Mais ce qui la ramena définitivement fut la forme ondoyante et liquide de Gold Rogers Island, juste devant elle. L'idée saugrenue de tendre le bras devant elle pour attraper l'île lui passa par la tête. C'était la blague, à l'époque. Cape Crook est tellement étroit qu'on peut tendre les deux bras et toucher l'océan des deux mains. Cape Crook. [i]Le cap des pourris.[/i] Si parfaitement nommé. Rue soupira et s'extirpa de l'habitacle. Un peu d'air frais et une marche sur la plage avant de rejoindre sa destination finale ne lui ferait pas de mal. Malheureusement, ces plans furent presque aussitôt balayées par une voix aussi tonitruante que familière. — J'en crois pas mes yeux. Rue Kessler, en chair et en os ! Rue eut à peine le temps de réaliser ce qu'il se passait que Brady Bennett la soulevait dans ses bras. — Brady ?, parvint-elle à couiner, étouffée par les bras énormes de son ancien voisin. Il la reposa à terre en riant. Rue put constater à quel point son gigantesque pote possédait toujours sa carrure de footballeur professionnel - un rêve caressé pendant quelques années avant d'être enterré, comme un peu tout ici, à Cape Crook - et elle sourit légèrement, malgré elle. Brady avait toujours été un mec sympa. Ils avaient été proches, une éternité de ça. — J'y crois pas ? Qu'est-ce que tu fous ici ? Faut que je te présente ma femme. Hey, Mackie ! Mac ! Viens voir ! Sa femme ? Rue se tassa. Voilà ce qu'elle cherchait à tout prix à éviter. Ce genre de discussions. Encore plus lorsqu'elle reconnut la silhouette qui sortait d'une élégante Mercedes - merci pour la planète - et s'avançait vers eux. Rue eut l'impression qu'on la giflait et elle se figea un instant. Malgré la moiteur ambiante, elle se sentit glacée. — McKenna, parvint-elle à souffler. Oh shit. — Ruthlanne, répondit une jeune femme, impeccablement apprêtée et visiblement très enceinte. Ruthlanne. Personne ne l'avait appelé ainsi depuis des lustres. Personne... À part McKenna. Church-going, ever so sweet McKenna.[/i] Avait-elle raconté à son mari le passé qu'elle partageait avec Rue ? Parfaite petite McKenna. Rue croisa instinctivement les bras. Reprends-toi, bon sang. — Tu es là pour aider ta tante ? — Euh, oui. Comment tu sais ça ?, fit Rue en fronçant les sourcils. Elle ne tenait pas particulièrement à ce que la raison de sa venue ne s'ébruite. Mais c'était Cape Crook... Où l'intégrité de la vie privée avait autant de valeur qu'un vulgaire bulot. [color=#669999]— J'étais avec elle quand elle a eu sa crise. À la clinique. — Mackie est infirmière, précisa Brady avec une fierté empressée. — Oh, right. Cool. Merci pour euh... ton aide. Dans ses souvenirs, McKenna Spencer III se destinait plutôt à une carrière de neurochirurgienne. Sa surprise dut se lire sur son visage car McKenna esquissa un petit sourire indéchiffrable - celui que Rue lui connaissait bien - et leur adressa un signe élégant de la main. Rue haussa un sourcil. Ouais. Kook un jour, Kook toujours. — Je vais aller m'asseoir. Ruthlanne, c'était... intéressant de te revoir. — Ça va aller, Mackie ?, fit Brady, qui soit jouait très bien la comédie, soit était totalement inconscient de l'étrange duel qui se jouait entre sa femme et son amie. — Mais oui, répondit-elle impatiemment, en chassant la main de Brady d'un geste brusque. Puis elle se tourna vers Rue en posant une main sur son ventre arrondi pour ajouter, vous devez avoir plein de choses à vous dire... entre Pogues. Brady, dans la continuité de son imitation de l'autruche, ne réagit pas. Mais Rue, elle, tressaillit. Pogue. Le sourire de McKenna voulait tout dire. Pogue. Elle n'avait pas entendu ce mot depuis des années - mais était-ce si important, quand il constituait tout ce qu'elle était, jusqu'à la moindre parcelle de son être ? Pogue. McKenna aurait tout autant pu la traiter de gueuse. Lorsqu'elle se fut éloignée, Rue croisa les bras et adressa un sourire railleur à Brady. — Une Kook, hein ? Et t'es encore en vie pour le raconter ? — Quand on grandit, ces affaires de Kooks et de Pogues, tu sais..., répondit-il avec un rire gêné. Il se passa la main dans les cheveux, et l'espace d'une seconde, Rue revit le garçon avec qui elle avait grandi sur Hatteras Street. Il avait beau porté une montre luxueuse au poignet et ce polo ridicule dans lequel il s'engonçait, mais il restait un Pogue de Cape Crook. Un type qui avait grandi les pieds nus, dont les seuls divertissements consistaient à envier les Kooks, leurs belles maisons, leurs bateaux, leurs jetées privées et à se rêver en pirate pour les dépouiller de tout ça. Tu ne seras jamais un Kook, Brady, songea Rue, l'humeur soudain assombrie. — Rue, vu que t'es là... Brady se pencha vers elle. Son visage avait perdu toute sa bonne humeur. — Je t'ai toujours eu à la bonne, alors... Écoute, c'est tendu en ville depuis quelques temps. Y a des rumeurs... Sur le trésor et l'île... Tu devrais faire ce que t'as à faire et partir vite. Même prendre ta tante avec toi avant que ça pète. Rue ne put s'empêcher de pouffer de rire. La tension se relâcha d'un coup. — T'es sérieux ? Brady, c'est que des légendes de gamin, tout ça. Il n'y a pas de trésor. Tu m'as fait peur. Mais Brady fronça les sourcils et lui attrapa l'épaule. Rue cessa de rire. — Rue, je suis sérieux. Il y a deux mois, ils ont retrouvé Danny Reilly sur Hayward Grove. On lui a fendu le crâne avec une pelle. Il... Il avait une [i]carte[/i] à la main. Y a eu un podcast sur lui ou un truc du genre, et depuis ça attire plein de gens bizarres... Des types sympas et d'autres moins, si tu vois ce que je veux dire. Et tu sais comment sont les gens ici. Kooks ou Pogues. Cape Crook est pas du genre accueillant, sauf quand ça peut rapporter. Oh, elle ne le savait que trop bien. Brady lui lâcha l'épaule et en une seconde, revint à sa nonchalance habituelle. Comme si leur dernier échange n'avait jamais existé. — C'était vraiment bon de te revoir. On se recroisera sûrement en ville, tu viendras prendre un café à la maison. Les enfants vont t'adorer. Les enfants ? Ça ne chômait pas. Mais Rue était encore trop secouée pour faire une remarque, et elle adressa un signe de la main à Brady alors qu'il s'éloignait et rejoignait sa parfaite petite femme sur la plage. Au loin, McKenna lui adressa un regard et se détourna aussitôt. Rue déglutit. Elle le sentait venir, tout ce passé qu'elle tentait de fuir, comme une vague impossible à éviter. Elle haïssait Cape Crook.